lundi 31 octobre 2011

Tours infernales

Tours infernales
Article paru dans l'édition du 29.10.11 du Monde
Vivre près des nuages peut séduire mais effraie souvent. Paris, ville-musée, vit dans la hantise de se voir défigurée. Les projets de gratte-ciel y sont nombreux mais peu voient le jour. Pour l'instant ?


Ah, leur tour ! Ils pourraient en parler pendant des heures : ses vents coulis, ses paliers dégradés, la manière dont ses fenêtres, dépourvues de double vitrage, laissent passer tous les bruits. Pour ces habitants du quartier Beaugrenelle, dans le 15e arrondissement de Paris, la tour est un piège à trente étages qui s'est progressivement refermé sur eux. Quand les plus anciens se sont installés dans cet immeuble à loyers modérés, dans les années 1970, le quartier passait pour chic. Une boutique Hédiard, des cinémas, une architecture moderne qui alignait une vingtaine d'« immeubles de grande hauteur » (IGH) en front de Seine - autour de 100 mètres de haut -, et la sensation grisante d'avoir pris son billet pour l'avenir.
Quatre décennies plus tard, les magasins de luxe se sont évanouis, le vent siffle entre les murs, le béton a vieilli. Les tours, elles, sont restées, plus ou moins bien entretenues selon que leurs propriétaires consentaient ou non à y engouffrer les sommes nécessaires, souvent énormes. Quant à l'aménagement de départ, tout en dalles, en passerelles et en centres commerciaux, façon bunker, il doit être entièrement repensé. Depuis 2007, des travaux de réfection transforment les lieux en un enfer de bruit et de poussière. Le futur a pris un sacré coup de vieux.

« Bloqués là » par des loyers bas, comme le constate une habitante, ces locataires sont les victimes à retardement d'un rêve d'urbaniste. Celui qui consistait, dans les années 1960 et 1970, à imaginer une ville en hauteur pour faire d'une pierre deux coups : régler la crise du logement tout en imprimant aux lieux un caractère fier et moderne. Or, pour quelques réalisations de bonne qualité, les échecs sont nombreux. Et impossibles à camoufler : les bâtiments ratés dressent ici et là de longues silhouettes plus ou moins déglinguées, mais très visibles, et de très loin. Quarante ans après, ce que l'historien de l'urbanisme Simon Texier nomme « le traumatisme » n'est pas résorbé : la tour Montparnasse, repoussoir d'une laideur absolue, mais aussi les constructions de la place des Fêtes, dans le 19e arrondissement, ou le quartier situé derrière la place d'Italie, dans le 13e, sont comme des échardes fichées dans la chair de Paris.

Du coup, le débat sur les tours est l'un des plus polarisés qui soient. Interrogez n'importe quel architecte, urbaniste, acteur politique ou citoyen, il se range instantanément dans un camp ou dans l'autre. Et chaque fois qu'une tour se profile, des associations tentent de faire barrage, les élus reculent. Un projet de tour de 130 mètres vient d'être abandonné à Rueil-Malmaison, dans les Hauts-de-Seine. La ville de Courbevoie a rompu les négociations avec le promoteur de la tour Phare. Dans le quartier des Damiers, à Courbevoie (Hauts-de-Seine), la construction des deux tours Hermitage (307 mètres), destinées à des logements de luxe, des bureaux et des commerces, est très incertaine.

Les passions que suscitent ces immeubles vont bien au-delà des problèmes matériels, aussi contraignants soient-ils. A l'ombre des gratte-ciel, c'est la force des symboles qui enflamme les esprits, comme si tout un imaginaire collectif se mettait en branle. Et à Paris, ville obsédée par son rapport au patrimoine, plus que dans d'autres grandes capitales.

Il faut dire que, depuis Babel, les tours ont un lourd passif. Objets phalliques, elles sont un signe ostentatoire de puissance, et les compétitions de hauteur que se sont livrées leurs propriétaires traversent l'histoire, de la Renaissance italienne (à San Gimignano, par exemple) jusqu'aux prouesses actuelles, à Shanghaï ou à Dubaï. Les représentations cinématographiques (à commencer par Metropolis, de Fritz Lang, matrice de bien d'autres films) et littéraires sont presque toujours associées à l'effroi. « J'ai eu beau chercher un visage joyeux de la tour, je n'en ai pas trouvé », affirme Thierry Paquot, philosophe et auteur d'un livre intitulé La Folie des hauteurs. Dangereuse dans le film La Tour infernale (1974), ou totalitaire dans le livre magistal I.G.H. (1976), du romancier britannique J. G. Ballard, la tour est le porte-étendard d'une vision du futur très anxiogène, où ni l'humain ni la nature n'ont la part belle. Les romans de science-fiction l'associent souvent à un monde où le sol - au sens du bon vieux plancher des vaches - a disparu, enseveli sous une nappe de béton.

C'est pourtant du sol que partent les tours, avant d'aller chatouiller les nuages. Ou plus exactement du manque de sol. La construction en hauteur est en effet perçue comme une réponse à la pénurie d'espace dans les grandes villes. A Paris notamment, où la pression du foncier est forte, le manque de logements criant et la densité de population l'une des plus élevées au monde. Aussi Bertrand Delanoë, dans son programme pour les municipales, en 2008, voulait-il ouvrir la question des limitations de hauteur.

En France, un immeuble d'habitation est « de grande hauteur » quand il dépasse les 50 mètres. Au-delà, une pluie de réglementations s'abat sur les IGH, à commencer par l'obligation d'avoir, sur les lieux, un gardien spécialisé, voire un pompier de permanence. Mais à Paris, berceau de la tour Eiffel (324 mètres), la hauteur cruciale a longtemps été 37 mètres : une taille imposée par Valéry Giscard d'Estaing, alors fraîchement élu à la présidence de la République, pour calmer les ardeurs bétonneuses des années Pompidou (les « aventures architecturales », comme on les appelle poliment à la Ville de Paris).

Derrière le débat sur les hauteurs, c'est la question du modèle urbain qui se pose. Doit-on concentrer la population à l'endroit où se trouve le plus gros des équipements ou privilégier « l'étalement urbain » - un empiétement progressif de l'agglomération sur les espaces alentours ? A Paris, la majorité socialiste a choisi son camp : le skyline (« ligne de ciel », pour les francophones) peut supporter des reliefs. Anne Hidalgo, première adjointe, qui n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien, a même la réputation d'être très en faveur des tours.

L'assouplissement des règles de hauteur a été entériné par un vote du Conseil de Paris, en juillet 2008. Il s'agissait de « sortir du tabou des 37 mètres », comme l'indique Elisabeth Borne, à la direction de l'urbanisme. Les immeubles d'habitation ne dépasseront pas 50 mètres, mais les bureaux pourront grimper bien au-delà. Les immeubles occupés aujourd'hui à des fins professionnelles revenant ainsi à l'habitat. « Les limites imposées jusqu'en 2008 n'empêchaient pas nos voisins de monter plus haut et de faire des constructions très visibles depuis Paris, comme la tour Pleyel, à Saint-Denis », observe Mme Borne.

A Paris, comme dans la plupart des villes d'Europe, on reste toutefois très modeste par rapport à l'Amérique et à l'Asie, où des tours atteignent souvent plusieurs centaines de mètres. Parmi les projets en cours, la fameuse tour Triangle, conçue par les architectes suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron, qui devrait être inaugurée en 2016 ou 2017 dans le quartier de la porte de Versailles : 180 mètres de haut - une naine, par rapport aux 828 m de la Burj Khalifa, à Dubaï. Mais avec ses façades iridescentes et une forme pyramidale qui ne manque pas d'allure, la tour Triangle a de quoi satisfaire ceux qui déplorent la frilosité parisienne.

L'écrivain Eric Reinhardt, par exemple, qui a fait d'une tour, baptisée Uranus, l'un des personnages principaux de son dernier roman, Le Système Victoria : « Il ne faut pas que Paris devienne un musée. On mesure la vitalité d'une ville à sa capacité à faire surgir de terre des bâtiments étonnants. » Reinhardt, qui a passé des semaines sur le chantier de la tour Granite, à la Défense, affirme son intérêt pour les gratte-ciel comme « symboles d'une réalité globalisée », et comme objets sophistiqués : « Le chantier d'une tour monte dans un seul sens. Il y a une satisfaction réelle à la voir progresser, comme si elle s'acclamait elle-même et ceux qui la construisent. Mais il suffit d'un seul obstacle pour que tout s'arrête. »

Cette technicité, cependant, est l'un des grands reproches que formulent les détracteurs des tours, accusées d'être coûteuses et peu écologiques : non seulement les matériaux qui servent à les construire sont énergivores (par exemple, des verres ou des aciers très spéciaux), mais la tour elle-même, une fois sur pied, a beaucoup de mal à respecter les normes imposées par le plan Climat. Les lauréats du concours pour la tour des Batignolles (Paris 17e), qui accueillera le tribunal de grande instance à l'horizon 2017, devront entrer dans le cadre de ce plan. « Mais on sait déjà que ce ne sera pas le cas », estime Denis Baupin, élu municipal Europe Ecologie-Les Verts chargé du développement durable, et très opposé à la construction de nouvelles tours.

Pour beaucoup de « touro-sceptiques », la tour est liée à l'ego des architectes et à l'appétit des grandes entreprises du bâtiment. « Une tour ne peut pas fonctionner en mode dégradé », indique l'architecte Michel Rémon, qui a longtemps habité au 18e étage de la tour Croulebarbe (67 m), la plus ancienne de Paris, construite en 1960 dans le 13e arrondissement. Un ascenseur en panne, des problèmes électriques, et c'est la panique. Là où des immeubles de faible hauteur peuvent continuer de tourner, la tour s'arrête de respirer.

De plus, quiconque a assisté à une assemblée de copropriétaires imagine sans peine le cauchemar que représente la même chose multipliée par cinq, six ou dix. Enfin la tour ne « fait pas forcément ville, au sens où elle ne produit pas de citoyenneté, observe l'écrivain Thierry Paquot. Le fait de dire : «J'habite au 42e, je vais prendre mon café au 54e et nager au 12e» est une négation totale de l'idée de ville, caractérisée par son aspect labyrinthique, son accessibilité et sa gratuité ».

Quant à l'argument de la densité, il ne résisterait pas à l'analyse : contrairement à l'habitat haussmannien, où l'espace est utilisé de manière très rationnelle, celui des tours doit concéder beaucoup de place aux gaines et aux ascenseurs. Du coup, on loge nettement moins d'habitants au mètre carré. Sans compter que, les tours ne pouvant être mitoyennes, on est obligés de ménager à leur pied un périmètre vide qui représente, là encore, une perte d'espace.

Oui, mais ces espaces peuvent accueillir des jardins, et une ville est aussi faite de diversité. C'est ce que soutiennent ceux qui prêchent pour des solutions mixtes, incluant différents types d'architecture. « Ce qui est beau, dans une ville moderne, c'est le skyline, affirme Emmanuel Caille, architecte et rédacteur en chef de la revue d'a. Cela provoque le même plaisir pittoresque que dans les villages où les maisons sont de hauteurs différentes. »

Même écho du côté de l'architecte Christian de Portzamparc, pour qui « il faut savoir construire des quartiers où la lumière passe, grâce à un jeu de hauteurs ». Selon lui, la tour d'habitation n'est pas un idéal, mais le fait de créer des « bouquets » de tours mêlant bureaux et hôtels, dans les centres-villes très denses, est intéressant. Ne serait-ce que pour fournir des « repères » aux citadins, capables ainsi de s'orienter dans le labyrinthe horizontal de la ville. Et puis, parce qu'une tour isolée devient vite étrangère à son environnement, elle « se prétend monument », comme le dit joliment l'architecte.

Si la place fait défaut dans l'hyper centre de Paris, pourquoi ne pas se rabattre sur les bordures, le long du périphérique ? Ou alors dans ces endroits où le fameux « traumatisme » des années Pompidou a laissé des tours mal-aimées, orphelines de projets d'ensembles jamais vraiment terminés ? Une chose est sûre, conclut Christian de Portzamparc, « on ne doit pas rejeter le fait que la ville se modernise en certains endroits. L'idée qu'on se fait du futur, peut-être un peu enfantine, c'est que quelque chose doit bouger ». Le futur, la modernité, tout est là. C'est par ce biais que les tours s'accrochent le plus durablement à l'esprit. Par là, sans doute, qu'elles portent les couleurs d'une civilisation où la ville a gagné. Pour le meilleur et pour le pire.

Raphaëlle Rérolle

80 % des logements neufs ne sont accessibles qu'aux Français les plus riches

Un article interessant malgré les exagérations de JC Castel qui compte toujours la spéculation comme création de richesse.
A retenir néanmoins le titre et l'impasse énorme dans laquelle se trouve la population.

80 % des logements neufs ne sont accessibles qu'aux Français les plus riches
| 29.10.11 | 14h06


L'Agence nationale pour l'information sur le logement (ANIL) avait, mardi 25 octobre, invité des économistes et des professionnels du logement pour élucider les raisons de la cherté des logements neufs.
Elus et promoteurs s'alarment des prix trop élevés qui réservent la production neuve à une petite fraction de la population. Paris, dont l'adjoint au maire chargé du logement, Jean-Yves Mano, déplore que "le prix de vente du mètre carré neuf, autour de 12 000 euros, ne soit accessible qu'aux 3 % les plus riches de la population", en est l'exemple le plus criant, mais toutes les grandes villes sont concernées.

Dans l'agglomération lyonnaise, par exemple, sur les 3 570 logements vendus au cours des trois premiers trimestres 2011, seuls 675, soit 20 %, le sont à moins de 3 000 euros le mètre carré. "Le raisonnement est simple : le revenu médian mensuel des foyers provinciaux est de 2 500 euros (2 800 euros à Paris), ce qui leur ouvre un budget maximal d'achat de 165 000 euros, s'ils s'endettent sur vingt-cinq ans, un peu plus s'ils ont droit à un prêt à taux zéro, soit, pour un trois pièces standard, 3 000 euros le mètre carré", calcule Laurent Escobar, du bureau d'études Adéquation.

"Pour loger les classes moyennes, il faut produire des logements à 3 000 euros le mètre carré, 3 300 euros maximum à Paris", suggère-t-il. Or, dans le centre de Lyon, impossible de dénicher un programme à moins de 4 300 euros le mètre carré, une offre qui n'existe que dans quatre communes de l'agglomération : Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Saint-Priest et Saint-Fons.

"C'est en 2006 que s'est produit le décrochage, devenu un gigantesque décalage entre les prix des logements, qui grimpent, et les revenus, qui stagnent. Mais les élus, en particulier à Lyon, n'en ont pas, à mon avis, conscience", regrette M. Escobar.

Ce "décalage" explique que les promoteurs n'aient, en 2010, vendu que 115 000 logements, dont 72 000 à des investisseurs locatifs surtout séduits par les réductions d'impôt afférentes. Le secteur vit donc sous perfusion fiscale et la réduction annoncée des avantages pourrait faire tomber le niveau des ventes à 95 000, en 2011, et encore 20 % de moins, en 2012.

A la décharge des promoteurs, le dérapage des prix des logements s'explique par l'envolée des coûts de construction de 43 %, en dix ans. Les prix des matières premières, d'abord - plomb, cuivre, acier - premier poste de dépenses d'un chantier, ont grimpé de 71 %, depuis 2000.

Les salaires ont également progressé de 40 % dans cette période, soit 12 points de plus que ceux de l'ensemble des salariés. "Le bâti ment, qui avait des problèmes de recrutement, a vraiment souhaité revaloriser ses métiers", explique Bernard Coloos, économiste à la Fédération française du bâtiment. L'avalanche de normes d'accessibilité ou énergétiques a aussi contribué au renchérissement général.

"Une impasse" Enfin, et c'est l'une des surprises du colloque de l'ANIL, la cherté du mètre carré est liée à la densité de la construction elle-même : les économies d'échelle ne sont pas au rendez-vous et plus on construit de mètres carrés sur une parcelle de terrain, plus le mètre carré est coûteux.

Entre une maison de 100 mètres carrés et un immeuble collectif, le prix de construction du mètre carré varie du simple au double, de 1 000 à 2 000 euros. Il est en effet beaucoup plus long et complexe de construire un immeuble, qui nécessite des études par des ingénieurs, des entreprises plus qualifiées, des équipements comme des ascenseurs, des parties communes, surtout les sous-sols, qui plombent les budgets.

"Les élus sont dans une impasse car, s'ils densifient leurs centres-villes, ils produisent pour les riches. Les classes moyennes et modestes, si elles n'obtiennent pas un logement social, n'ont alors pas d'autre choix que de s'installer plus loin, pour y trouver un terrain bon marché et des coûts de construction supportables", explique Jean-Charles Castel, du Centre d'études sur les réseaux, les transports et l'urbanisme (Certu). "Si vous doublez le nombre de mètres carrés constructibles sur un terrain, vous quadruplez son prix", résume-t-il.

Isabelle Rey-Lefebvre
Article paru dans l'édition du 30.10.11

mercredi 5 octobre 2011

Enquête sur une banlieue, une étude de Gilles Kepel et un article de Luc Bronner dans le Monde : à lire + une vidéo à voir.

Banlieues, islam : l'enquête qui dérange
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Enquête | | 04.10.11 | 13h34 • Mis à jour le 04.10.11 | 18h56

Voilà un constat qui va déranger. Dans les tours de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), les deux villes emblématiques de la crise des banlieues depuis les émeutes de l'automne 2005, la République, ce principe collectif censé organiser la vie sociale, est un concept lointain. Ce qui "fait société" ? L'islam d'abord. Un islam du quotidien, familial, banal le plus souvent, qui fournit repères collectifs, morale individuelle, lien social, là où la République a multiplié les promesses sans les tenir.

La croyance religieuse plus structurante que la croyance républicaine, donc. Vingt-cinq ans après avoir publié une enquête référence sur la naissance de l'islam en France - intitulée Les Banlieues de l'islam (Seuil) -, le politologue Gilles Kepel, accompagné de cinq chercheurs, est retourné dans les cités populaires de Seine-Saint-Denis pour comprendre la crise des quartiers. Six ans après les émeutes causées par la mort de deux adolescents, en octobre 2005, son équipe a partagé le thé dans les appartements des deux villes, accompagné les mères de famille à la sortie des écoles, rencontré les chefs d'entreprise, les enseignants, les élus, pour raconter le destin de cette "Banlieue de la République" - c'est le titre de l'enquête, complexe et passionnante, publiée par l'Institut Montaigne.

Le sentiment de mise à l'écart a favorisé une "intensification" des pratiques religieuses, constate Gilles Kepel. Les indices en sont multiples. Une fréquentation des mosquées beaucoup plus régulière - les deux villes (60 000 habitants au total) comptent une dizaine de mosquées, aux profils extrêmement variés, pouvant accueillir jusqu'à 12 000 fidèles. Une pratique du ramadan presque systématique pour les hommes. Une conception extensible du halal, enfin, qui instaure une frontière morale entre ce qui est interdit et ce qui est autorisé, ligne de fracture valable pour les choix les plus intimes jusqu'à la vie sociale.

Les chercheurs prennent l'exemple des cantines scolaires, très peu fréquentées à Clichy en particulier. Un problème de coût évidemment pour les familles les plus pauvres. Mais la raison fondamentale tient au respect du halal. Les premières générations d'immigrés y avaient inscrit leurs enfants, leur demandant simplement de ne pas manger de porc. Une partie de leurs enfants, devenus parents à leur tour, préfère éviter les cantines pour leur propre descendance parce que celles-ci ne proposent pas de halal. Un facteur d'éloignement préoccupant pour Gilles Kepel : "Apprendre à manger, ensemble, à la table de l'école est l'un des modes d'apprentissage de la convivialité future à la table de la République."

Car le mouvement de "réislamisation culturelle" de la fin des années 1990 a été particulièrement marqué à Clichy et à Montfermeil. Sur les ruines causées par les trafics de drogue dure, dans un contexte d'effondrement du communisme municipal, face à la multiplication des incivilités et des violences, les missionnaires du Tabligh (le plus important mouvement piétiste de l'islam), en particulier, ont contribué à redonner un cadre collectif. Et participé à la lutte contre l'héroïne, dans les années 1990, là où la police avait échoué. Ce combat contre les drogues dures - remplacées en partie par les trafics de cannabis - a offert une "légitimité sociale, spirituelle et rédemptrice" à l'islam - même si la victoire contre l'héroïne est, en réalité, largement venue des politiques sanitaires.

L'islam a aussi et surtout fourni une "compensation" au sentiment d'indignité sociale, politique et économique. C'est la thèse centrale de Gilles Kepel, convaincu que cette "piété exacerbée" est un symptôme de la crise des banlieues, pas sa cause. Comme si l'islam s'était développé en l'absence de la République, plus qu'en opposition. Comme si les valeurs de l'islam avaient rempli le vide laissé par les valeurs républicaines. Comment croire encore, en effet, en la République ? Plus qu'une recherche sur l'islam, l'étude de Gilles Kepel est une plongée dans les interstices et les failles des politiques publiques en direction des quartiers sensibles... Avec un bilan médiocre : le territoire souffre toujours d'une mise à l'écart durable, illustrée ces dernières semaines par l'épidémie de tuberculose, maladie d'un autre siècle, dans le quartier du Chêne-Pointu, à Clichy, ghetto de pauvres et d'immigrés face auquel les pouvoirs publics restent désarmés (Le Monde du 29 septembre). Illustrée depuis des années par un taux de chômage très élevé, un niveau de pauvreté sans équivalent en Ile-de-France et un échec scolaire massif.

Clichy-Montfermeil forme une société fragile, fragmentée, déstructurée. Où l'on compte des réussites individuelles parfois brillantes et des parcours de résilience exemplaires, mais où l'échec scolaire et l'orientation précoce vers l'enseignement professionnel sont la norme. "Porteuse d'espoirs immenses, l'école est pourtant aussi l'objet des ressentiments les plus profonds", constatent les chercheurs. Au point que "la figure la plus détestée par bon nombre de jeunes est celle de la conseillère d'orientation à la fin du collège - loin devant les policiers".

Et pourtant, les pouvoirs publics n'ont pas ménagé leurs efforts. Des centaines de millions d'euros investis dans la rénovation urbaine pour détruire les tours les plus anciennes et reconstruire des quartiers entiers. Depuis deux ans, les grues ont poussé un peu partout et les chantiers se sont multipliés - invalidant les discours trop faciles sur l'abandon de l'Etat. Ici, une école reconstruite, là, un immeuble dégradé transformé en résidence. Un commissariat neuf, aussi, dont la construction a été plébiscitée par les habitants - parce qu'il incarnait l'espoir d'une politique de sécurité de proximité.

Le problème, montre Gilles Kepel, c'est que l'Etat bâtisseur ne suffit pas. Les tours ont été rasées pour certaines, rénovées pour d'autres, mais l'Etat social, lui, reste insuffisant. La politique de l'emploi, incohérente, ne permet pas de raccrocher les wagons de chômeurs. Les transports publics restent notoirement insuffisants et empêchent la jeunesse des deux villes de profiter de la dynamique économique du reste de la Seine-Saint-Denis. Plus délicat encore, la prise en charge des jeunes enfants n'est pas adaptée, en particulier pour les familles débarquant d'Afrique subsaharienne et élevés avec des modèles culturels très éloignés des pratiques occidentales.

Que faire alors ? Réorienter les politiques publiques vers l'éducation, la petite enfance, d'abord, pour donner à la jeunesse de quoi s'intégrer économiquement et socialement. Faire confiance, ensuite, aux élites locales de la diversité en leur permettant d'accéder aux responsabilités pour avoir, demain, des maires, des députés, des hauts fonctionnaires musulmans et républicains. Car, dans ce tableau sombre, le chercheur perçoit l'éveil d'une classe moyenne, de chefs d'entreprise, de jeunes diplômés, de militants associatifs, désireuse de peser dans la vie publique, soucieuse de concilier identité musulmane et appartenance républicaine.

Luc Bronner